Le paradoxe des fonds verts : quand la finance durable devient contre-productive
Investir dans les entreprises polluantes pourrait être plus efficace que les fonds verts pour réduire les émissions de CO2.
Les fonds dits « verts » sont souvent présentés comme un moyen d'orienter les capitaux vers des entreprises plus respectueuses de l'environnement, tout en excluant celles considérées comme « brunes », c'est-à-dire les plus polluantes. Cette logique paraît séduisante : en privant les entreprises polluantes de financement, on encourage celles qui ont des pratiques plus durables et on met la finance au service de la planète. Toutefois, une étude récente menée par les professeurs de finance Samuel Hartzmark et Kelly Shue remet en question cette idée et met en lumière un paradoxe des fonds verts.
En analysant les émissions de CO2 de 3 000 entreprises sur une période de 18 ans, Hartzmark et Shue démontrent que, contre toute attente, l'investissement dans des fonds verts pourrait être contre-productif. En effet, certaines industries, comme celle des matériaux de construction, émettent des quantités considérables de CO2, bien plus que des secteurs comme l’assurance. Un cimentier, par exemple, génère 1 000 fois plus de CO2 qu’un assureur pour un chiffre d’affaires équivalent. Or, lorsqu'un assureur reçoit des financements supplémentaires, il ne réduit pas nécessairement ses émissions de CO2, tandis qu’un cimentier qui ne parvient pas à financer ses projets de transition risque de continuer à polluer davantage.
Une redistribution inégale du capital
Ce paradoxe repose sur le fait que les fonds verts se concentrent souvent sur des entreprises déjà relativement « propres », excluant celles qui auraient pourtant le plus besoin de financements pour réussir leur transition écologique. Ainsi, l’afflux de capitaux vers les entreprises dites « vertes » ne réduit pas nécessairement leurs émissions de CO2, tandis que les entreprises plus polluantes se retrouvent sans les ressources nécessaires pour mettre en place des solutions plus durables.
Les auteurs de l’étude soulignent que la finance environnementale efficace ne devrait pas se limiter à écarter les actifs considérés comme toxiques. Au contraire, il serait plus stratégique d’investir dans les entreprises les plus polluantes, mais de manière suffisamment massive pour infléchir leur stratégie et les encourager à adopter des pratiques plus durables. En d'autres termes, les investisseurs devraient se concentrer sur l'impact réel qu'ils peuvent avoir sur les émissions globales de CO2, plutôt que de simplement choisir des entreprises moins polluantes en apparence.
Un changement de paradigme nécessaire
Cette étude appelle à une réévaluation des critères d’investissement durable. Les fonds verts, en refusant d'investir dans les secteurs à forte intensité carbone, risquent de passer à côté de l’opportunité de soutenir des entreprises qui, avec les bons financements, pourraient opérer des transformations significatives pour l’environnement. Les cimentiers, les industries lourdes, ou encore les secteurs de l’énergie fossile, qui sont traditionnellement considérés comme des investissements à éviter dans une optique durable, pourraient pourtant jouer un rôle central dans la lutte contre le changement climatique, à condition d’avoir accès aux financements nécessaires pour moderniser leurs infrastructures et adopter des technologies plus propres.
Le véritable enjeu, selon Hartzmark et Shue, est donc de se détourner d’une approche qui cherche à rendre la finance plus « verte » sur le papier, pour embrasser une stratégie qui se concentre sur l'impact réel. Cela pourrait signifier que les investisseurs doivent accepter de « se salir les mains » en soutenant les entreprises qui sont les plus éloignées des standards écologiques actuels, mais qui ont le potentiel de réduire de manière significative leurs émissions de CO2 grâce à des investissements bien ciblés.
Vers une finance verte plus efficace
L'étude de Hartzmark et Shue met en lumière que l'efficacité des investissements verts dépend de l'engagement actif des investisseurs envers les entreprises ciblées. En combinant cet engagement avec des pressions financières et réglementaires, les entreprises les plus polluantes pourraient être incitées à repenser leurs modèles d'affaires, adopter des technologies plus propres et diminuer leurs émissions de gaz à effet de serre de manière significative.
Ainsi, la finance verte doit évoluer pour aller au-delà de la simple exclusion des actifs toxiques et se concentrer sur la transformation des secteurs les plus polluants. Ce changement de cap permettra aux investisseurs d'utiliser véritablement la finance pour servir la planète. L'étude de Samuel Hartzmark et Kelly Shue invite à repenser l'investissement durable : plutôt que d'éviter les entreprises polluantes, la finance verte pourrait avoir un impact plus important en les soutenant dans leurs efforts de réduction des émissions. Ce paradoxe des fonds verts souligne que, malgré leurs bonnes intentions, ils pourraient freiner les avancées environnementales qu'ils visent à promouvoir.
Source : The Paradox of Green Funds, Samuel Hartzmark & Kelly Shue. Image : Nik Shuliahin via Unsplash