Dans un contexte mondial marqué par une dépendance accrue aux pays émergents et une guerre commerciale rampante, la réindustrialisation européenne s’impose désormais comme une priorité stratégique. Rémi Douchet, cofondateur d’iVesta Family Office, partage sa vision et ses conseils pour les investisseurs privés et les family offices qui souhaitent tirer parti de ce tournant majeur.
« Nous avons troqué nos usines contre des serveurs, au prix d’une dépendance accrue »
Depuis plusieurs décennies, l’Europe — à l’instar des États-Unis — a vu son tissu industriel se réduire drastiquement au profit des services et des technologies. « Aux États-Unis, la part de l’industrie dans le PIB est passée de 25 % en 1960 à environ 10 % aujourd’hui, en Europe c’est passé de 29 % au début des années 1990 à 23 % en 2023 », détaille Rémi Douchet. Cette désindustrialisation s’accompagne d’une perte de poids dans les indices boursiers : la part des valeurs industrielles dans le S&P 500 est passée de 15 % à 8,2 %, une tendance similaire observée en Europe.
Cette délocalisation massive vers des pays à faible coût de main-d’œuvre a certes favorisé la croissance des services, mais au prix d’une dépendance dangereuse, tant sur le plan géopolitique qu’économique.
La crise sanitaire, suivie par la guerre en Ukraine, ont mis en lumière cette vulnérabilité. L’offre industrielle européenne ne suffit plus à répondre à ses besoins, provoquant inflation et risques dans les chaînes d’approvisionnement. « Ce n’est pas qu’une question de masques, mais aussi de santé, de défense, d’énergie, et de semi-conducteurs », rappelle Rémi Douchet. Cette prise de conscience s’est traduite par des plans d’investissement massifs : 800 milliards pour la défense en Europe, 500 milliards en Allemagne pour moderniser la production industrielle.
Où investir ? PME, ETI et small caps au cœur de la relance
Face à ce réveil industriel, les investisseurs familiaux doivent se positionner avec discernement. Rémi Douchet met en lumière les PME et ETI industrielles, notamment les small caps européennes et américaines, souvent sous-évaluées et très exposées à l’industrie. « Nos analyses montrent que ces small caps européennes ont une exposition moyenne de 25 % au secteur industriel, mais certains fonds que nous sélectionnons atteignent jusqu’à 50 %. Ce sont des sociétés avec des fondamentaux solides, peu valorisées et décorrélées des grandes tendances tech », explique-t-il.
Les fonds d’investissement non cotés prennent également une place grandissante. Ils financent la relocalisation, la transition énergétique et l’automatisation des chaînes de production. Par exemple, certains fonds européens misent sur des entreprises italiennes spécialisées dans la logistique énergétique ou la production textile, tandis que d’autres fonds américains se concentrent sur l’aéronautique et ses composants stratégiques.
Intégrer la réalité des tensions industrielles chinoises
La montée en puissance industrielle et technologique de la Chine représente aujourd’hui un défi complexe pour les économies occidentales. Après des décennies d’externalisation, l’Europe et les États-Unis sont confrontés à un concurrent capable de rivaliser sur des secteurs stratégiques. Cette évolution invite les acteurs, notamment les family offices, à réévaluer leur stratégie d’investissement, en tenant compte des risques liés à la dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales dominées par la Chine.
Dans ce contexte, un recentrage sur les actifs industriels localisés en Europe et aux États-Unis apparaît comme une réponse pour renforcer la résilience des portefeuilles face aux aléas géopolitiques. Ce positionnement vise à soutenir une souveraineté économique perçue comme stratégique, tout en cherchant à sécuriser les patrimoines sur le long terme.
Une sensibilité accrue à la souveraineté industrielle
Cette prise de conscience s’accompagne d’un intérêt croissant pour les secteurs industriels considérés comme stratégiques, notamment la défense. Si le débat persiste sur la frontière entre défense légitime et industrie de l’armement, il est notable que l’appétence pour ces secteurs a augmenté, particulièrement depuis le déclenchement du conflit en Ukraine.
Au-delà des considérations géopolitiques, cette évolution traduit une volonté d’aligner les investissements avec des enjeux de souveraineté et de durabilité, en intégrant par exemple le financement de la transition énergétique. Toutefois, cette tendance soulève également des questions sur l’équilibre entre rendement financier, responsabilité éthique et risques géopolitiques.
Un conseil pragmatique aux investisseurs privés
En guise de conclusion, Rémi Douchet recommande un équilibre entre pragmatisme et vision stratégique : « Il faut garder un bon sens paysan dans la sélection des opportunités, en conciliant intérêts économiques et enjeux stratégiques ». Les investisseurs privés ont un rôle clé à jouer dans cette réindustrialisation, en diversifiant leurs portefeuilles vers des secteurs industriels porteurs tout en suivant de près les évolutions géopolitiques et les politiques publiques.
« La réindustrialisation est un catalyseur puissant qui crée de la valeur et sécurise les patrimoines. C’est un moment historique où les planètes s’alignent entre intérêt financier et devoir de souveraineté », conclut-il.